En juin 2013, les partenaires sociaux signaient un accord national interprofessionnel assez inattendu. Cet accord traite à la fois de l'amélioration de la qualité de vie au travail et de l'égalité professionnelle entre hommes et femmes. Passé presque totalement inaperçu, il touche pourtant à quelques tabous.
On pourrait penser que cet accord vise surtout à améliorer la qualité de vie au travail des femmes… Mais la question est en réalité bien plus profonde. Nous avons tous, hommes et femmes, intérêt à nous interroger et à comprendre en quoi l’égalité professionnelle est au coeur de l’amélioration de la qualité de vie au travail, et même de la qualité de vie dans nos sociétés ultra matérialistes, consuméristes et de plus en plus inégalitaires.
Une question plus profonde qu’il n’y paraît
Cet OVNI des accords interprofessionnels, analysé et commenté en détail par Hervé Lanouzière, directeur général de l'Anact, ouvre de nouvelles perspectives au dialogue social, mais aborde aussi le travail d'une manière inédite, notamment en s'affranchissant des frontières - pour le moins théoriques - entre vie personnelle et vie professionnelle. Cela concerne bien les hommes comme les femmes... Dans cette perspective, la lutte contre les stéréotypes sexués fait figure de moyen privilégié. Pourquoi donc les partenaires sociaux se sont-ils penchés sur cette question, et de cette manière, alors que tant d'autres sujets - le pouvoir d'achat, le coût du travail, les retraites, le chômage, ... semblent nettement plus urgents ? C'est qu’elle renferme, comme une poupée russe, une autre question, bien plus profonde, cruciale, transversale et porteuse de changements nécessaires qu'il n'y paraît au premier abord : celle de la hiérarchie implicite et désastreuse entre les valeurs masculines et féminines, dans notre monde occidental soi-disant à la pointe de la civilisation.
Le délicat écueil de la foire d'empoigne
Force est de constater que la lutte contre les stéréotypes n'est guère commode à engager. Les violentes attaques lancées en début d’année contre l'"ABCD de l'égalité", expérimenté dans 600 écoles primaires par les Ministère de l'Education et des Droits de la Femme, en sont une triste illustration. Un certain nombre de soi-disant gardiens de l'équilibre de nos enfants se sont élevés, avec plus ou moins de virulence, contre cette expérimentation, dénonçant la théorie du genre enseignée à l'école, la négation des différences entre hommes et femmes, voire même (hélas) l'encouragement de l'homosexualité - sous entendu d'une déviance, voire d'une tare potentiellement contagieuse... Toucherait-on là à des sujets tabous ?
Première erreur de ces prétendus défenseurs du politico-sexuellement admissible - erreur malheureusement très largement répandue, ce qui ne facilite guère la lutte contre les stéréotypes : confondre les mots masculin et homme, féminin et femme.
L'être humain, homme ou femme, est à la fois doté de qualités féminines et masculines
Qu'il soit homme ou femme, l'être humain possède une composante masculine et une composante féminine (les neuro-sciences et la biologie le confirment). Il est doté de facultés que l'on attribue habituellement, sans même en avoir conscience, soit au registre masculin, soit au registre féminin.
Du côté du masculin : les facultés d'objectivation du monde extérieur, d'analyse, d'abstraction, de rationnalisation, de prise directe avec La Réalité, celle-ci étant entendue comme matérielle et concrète. En effet, depuis Aristote, seule est réelle la matérialité. La réalité est concrète ou elle n'est pas. Du côté du masculin encore, la combativité, l’efficacité, le contrôle, la méthode, la performance, la domination. Dans un couple, une femme qui prend en charge tous les aspects organisationnels et décisionnels du ménage « porte la culotte »…
Du coté du féminin : les facultés de lien avec le monde intérieur, l'imaginaire, la sensibilité, l'émotion, l'intuition... ces dernières étant, de longue date en occident, dévalorisées, par rapport à l'intelligence dite rationnelle. Du côté du féminin toujours, les cycles de la nature, les instincts primordiaux, le monde des rêves, mais aussi la délicatesse, la nuance, la douceur, la co-existence des contraires… Tout cela n’ayant, bien entendu, rien à voir avec l’intelligence…
Car, dans notre monde occidental patriarcal, il n'est à ce jour d'intelligence qu'objective, rationnelle, scientifique, et logico-mathématique. Tout le reste, le monde de l'esprit et le monde des images, le monde des fantaisies et des croyances, des rêves et des récits fabuleux est du registre de l'imaginaire. Imaginaire, pour la plupart d'entre nous, signifiant « ce qui n'existe pas », sauf dans ma tête.
L'approche féminine des choses et des êtres dévalorisée
Sauf à titre d'aimable divertissement, l'approche par l'imaginaire, l'émotion, le lien, l'expérience sensible du sujet, est mal vue dans notre monde occidental. On la range, dès qu'il s'agit de choses sérieuses (donc notamment du travail), du côté du subjectif, donc du fumeux, de l’invérifiable, de l’improuvable (et donc, par un étonnant et dangereux raccourci pour le moins irrationnel celui-là : du côté de ce qui n'existe pas). Nombreux sont les hommes - et les femmes - qui n’abordent les questions de travail que dans une perspective prétendûment objective. Subjectif équivaut, pour ceux-là, à faux.
Pourtant, pragmatiques et soucieux d'efficacité immédiate, la publicité et le marketing n'ont pas manqué de se servir du registre émotionnel et des grandes images collectives, de leur pouvoir de fascination, mais ceci en vue d'une manipulation des esprits, afin de nous transformer tous en « consommateurs enchantés ». Bien que l'on parle facilement, de nos jours, de cerveau droit, cerveau gauche et d'intelligence émotionnelle, sans bien savoir que que cela recouvre, notre échelle de valeurs n'a pas beaucoup évolué.
Résultat : la lutte pour l'égalité hommes-femmes se transforme souvent en un triste et stérile débat, dans lequel les femmes, pour devenir l'égale des hommes, n'auraient d'autre choix que d'écraser leurs facultés féminines et de tout miser sur leur dimension masculine, tandis que les hommes n'auraient que celui de se cramponner aux stéréotypes masculins, au risque de "tomber" aussi bas que les femmes...
Réhabiliter le féminin
L’enjeu de la lutte contre les stéréotypes est bien de réhabiliter pour nous tous, hommes et femmes, des valeurs du registre féminin : le respect de la subjectivité de chacun, en premier lieu, ce qui implique l’accueil inconditionnel de la différence. A la liste des valeurs féminines à réhabiliter, j’inscrirais celle du temps des choses, du patient travail maille après maille, des tâches immuables et toujours recommencées. Celles aussi du respect de l’être humain en tant que sujet singulier, des étapes de sa construction, de ses besoins profonds et premiers de lien et de contact avec les autres, de sens – donc de rêves, d’idéaux, de récits et d’images. Celles du partage, de la protection et du soin aux plus fragiles, du monde du coeur. Ce sont là, me direz-vous des valeurs universelles ! Oui. Lutter contre les stéréotypes, c’est leur faire une place, à l’égal des valeurs masculines, de les re-concilier, dans le travail, à l’école, comme ailleurs. C’est sortir d’une logique binaire d’opposition pour entrer dans une pensée ternaire, qui inclut les contradictoires : non plus ceci OU cela, mais ceci ET cela.
Oser cela, qui est pourtant à certains égards si simple, est-il si difficile, si tabou ?